Le rap est l’un de ses rares genres qui peinent à accepter l’idée qu’un artiste, malgré ses heures de gloire passées, puisse conserver une influence remarquable sur les générations futures. Le jazz n’est jamais à court de compliments envers les figures qui l’ont rendu populaire. Tout semblant de commentaire ne serait-ce que douteux envers Thelonious Monk ou Miles Davis est perçu comme un sacrilège par les puristes du genre. Mais lorsque les avant-gardistes qui ont posé les fondements nécessaires à cet édifice que l’on appelle Hip Hop sont mentionnés, force est de constater qu’il en est tout autre. L’une des raisons qui pourrait expliquer cette absence de reconnaissance est liée à la séparation qui existe entre la jeune génération qui a grandi au rythme de la musique qui lui a été offerte et les artistes de la vieille garde qui pour la majorité n’ont naturellement pas réussi à adapter leurs styles à une nouvelle audience. Bien que la faute ne soit à rejeter sur aucune de ces entités, la seule solution qui pourrait tenter de refermer une blessure qui ne cesse de grandir est un effort de recherche pour comprendre les origines des pères fondateurs, à défaut de discréditer leur impact. Mais il est difficile, voire absurde de s’attendre à ce que des jeunes fans de J. Cole se mettent écouter Kool G Rap. Il peut cependant paraître moins brutal d’expliquer les influences de J. Cole par Nas, qui lui-même est un produit tout droit sorti de la fabrique de Kool G Rap. D’où vient la question de la lignée dans le rap. Qui a inventé quel style ? Qui a influencé qui ? Qui a été le premier à faire quoi ? Une catalyse garantie pour des débats des plus pimentés. Très souvent nos arguments se limitent à la distance temporelle atteinte par notre connaissance du genre. Et lorsque cette limite est atteinte, la parole est transférée aux historiens. Beaucoup pourront témoigner avec certitude du changement radical dans l’approche des paroles lorsqu’un certain Rakim Allah est apparu sur la scène, très peu auront cependant été sur Terre pour vivre ce moment. De ceux-là, seule une fraction ont été assez matures pour assister aux block parties organisés dans le Bronx ou au changement de garde qui s’est établi au milieu des années 1980s. En suivant cette logique, le Hip Hop devient un genre dont l’essence depend du maintien authentique de son histoire en dépit d’une tendance contradictoire due à son évolution, qui elle-même induit sa révision. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement de la bouche des fans sinon des artistes eux-mêmes que la revision de l’histoire s’établit. Kool G Rap et Rakim deviennent des rappeurs surcotés dont les repertoires ont très mal vieilli aux yeux de certains. Difficile d’imaginer Erykah Badu faire une remarque similaire envers Aretha Franklin. Différents univers appliquent différentes règles. Dans l’ère moderne d’aujourd’hui cependant, l’influence que peut montrer un rappeur à travers l’invention ou la réintroduction d’un style ne pourrait désormais passer inaperçu ni être ignorée par ses contemporains. Lorsque le groupe Migos sortait le morceau Versace en 2013, l’utilisation d’un flow en triplets à présent adopté par la plupart des artistes trap fut l’un des principaux sujets de discussion. Des articles de presse iront jusqu’à souligner l’importance du Migos flow ou du Versace flow sans jamais accorder le mérite à ceux qui en sont réellement à l’origine. Pour rendre à Cesar ce qu’il lui appartient, il faudrait faire un retour plus de vingt ans en arrière pour témoigner des premières traces du flow en triplets par des groupes tels que Three Six Mafia et Bone Thugs-N-Harmony au milieu des années 1990. Pourtant, s’il fallait être encore plus pointu, c’est bien le groupe de Los Angeles Freestyle Fellowship qui a joué un rôle de pionnier pour ce style de rap qui domine les ondes d’aujourd’hui. L’ album classique Innercity Griots sorti en 1993 en est un exemple parfait.
On en vient à Roc Marciano qui a annoncé son arrivée tonitruante en 2010 avec l’album Marcberg. Pour ceux qui connaissaient déjà le groupe Flipmode Squad, il s’agissait du renouveau inattendu d’un artiste qui avait déjà fait ses preuves quelques années plus tôt. Malheureusement la décennie des années 2000 n’a pas été des plus fructueuses pour le rappeur originaire de New York. Hormis un album sorti avec le groupe The UN en 2004 (UN or U OUT) et quelques apparitions sporadiques sur des projets d’autres artistes (Anarchy, Wu-Tang Meets Indie Culture), il y avait très peu à se mettre sous la dent. Le passage de cette notoriété quasi inexistante au statut mythique qu’il revêt aujourd’hui est une des évolutions les plus remarquables du Hip Hop. Mais cela n’est pas le résultat d’un heureux hasard sinon de l’audacité d’un artiste qui a réussi a miser sur une tendance musicale qui commençait à disparaître à petit feu: un son hardcore, boom bap qui a défini le rap de New York pendant des années et que des groupes comme Mobb Deep et Wu-Tang-Clan avait aidé à façonner. Dans tous ses aspects, Marcberg représente une resurrection de ceui-ci. Afin d’intégrer parfaitement sa voix à l’atmosphère étouffante ressentie tout au long du projet, Roc Marciano à choisi cette fois un style de rap beaucoup moins rapide que celui déployé à ses débuts. Style qui sera la marque de fabrique du rappeur pendant les années à suivre. Aujourd’hui on trouve une myriade de rappeurs dans le milieu underground qui ont continué sur ces bases. En plus de briller par la noirceur et l’agressivité dont fait preuve les mélodies de Marcberg, force est de constater une cohésion de la sonorité qui se rapproche plus d’une bande-son de long métrage que d’un album de rap au sens traditionnel du terme. On est plongé dans un film qui raconte les tribulations de l’artiste sur fond de drogue, proxénétisme, vengeances et autres themes récurrents dans la carrière du rappeur. Un autre aspect de l’album qui a créé un point de vue unique sur les possibilités offertes par le rap est le choix de réciter des vers sur des beats parfois sans la moindre percussion. Une idée qui pouvait paraître absurde à l’époque mais qui a été reprise depuis lors par des artistes tels que Ka, Westside Gunn, Knowledge The Pirate et consorts. S’inscrivant dans la longue liste de jeux de mots utilisés pour nommer ses albums (Marci Beaucoup, Marcielago, The Pimpire Strikes Back, Mt. Marci) Marcberg fait référence au fusil à pompe Mossberg qui fait partie des armes à feu les plus vendues au monde. A l’instar d’un Illmatic et la participation du rappeur AZ, Marcberg reste très avare en terme de collaborations. Mais lorsque cette opportunité se présente, le résultat est un bijou à l’exemple du morceau We Do It dans lequel Ka récite l’un des ses plus beaux couplets jamais écrits:
[…] They say he’s possessed, yes he got the ghetto in him
My spit spread quick, no cure like stiletto venom
Kid Philly, Big Will peel let the metal spin ’em
The public my puppet, fuck it watch Geppetto string ’em […]
Comme tout classique qui se respecte, Marcberg culmine avec une série de morceaux initiés par le mémorable Snow dans lequel il raconte ses débuts tumultueux et sa survie dans le monde de la rue avec notamment la vente de la drogue. Ridin’ Around continue dans la même veine, cette fois le récit étant plus détaillé. Les vers agressifs du rappeurs sont délivrés avec autorité et il est difficile de ne pas y prêter attention nonobstant un style ésotérique et obscure qui demande à être décodé. On suit le récit d’une bande qui, à travers multiples activités illicites a réussi à s’accaparer d’une poignée d’argent et par conséquent une gloire non désirée. Le rappeur souligne l’importance de rester dans l’ombre malgré l’indiscretion de ses compères. La chanson se termine par une confrontation inévitable avec les forces de l’ordre et un constat sans regrets des actions passées. Le storytelling est l’un des aspects techniques les plus importants dans l’art du emceeing. L’ approche peut présenter différentes formes en fonction du rappeur mais l’idée reste la volonté de raconter une histoire, linéaire ou atypique, et ce sans perdre l’intérêt de l’auditeur. La formule utilisée ici par Roc Marciano met davantage l’accent sur notre habilité à connecter les détails pour former un tout. Rien est acquis d’emblée, tout doit se mériter. On est loin des instructions claires et concises d’un Children’s Story ou Brenda’s Got a Baby. Par extrapolation, l’entièreté de Marcberg donne cette impression d’être un étranger invité dans le monde déplaisant de Roc Marciano.
Lime green Diablos, Picassos, bikini models, my queen from Burkina Faso
Burkina Faso
Le maître incontestable des one-liners, s’il fallait en désigner un est sûrement Roc Marciano. La capacité d’en dire très peu pour en dire beaucoup est un des nombreux talents sous-évalués du rappeur. On pourrait remplir une section entière de cette article consacrée à ces vers courts, parfois amusants que l’on peut trouver également sur les autres projets de l’artiste:
Portuguese divas feed us, my Adidas, don’t put your big stank feet in
Don Shit
You can tell I’m a pimp, I got pretty hands
Tent City
The four-four is chrome with the long nose, call it Ginobili
The Man
76
Marcberg a aussi permis a Roc Marciano de montrer ses talents de producteur au grand jour. En plus de rares samples modifiés et concotés dans les règles de l’art, on notera l’utilisation de skits empruntés de films pour complimenter l’ambiance aux airs de thrillers qui ressort dès le morceau d’introduction. Aujourd’hui les beats de Roc Marciano sont aussi convoités que ses couplets. On peut retrouver sa contribution de partout, sur des albums d’artistes tels que GZA, The Alchemist, Stove God Cook$, Westside Gunn etc. Que l’on ne se détrompe pas, Roc Marciano reste un emcee dans tous les sens du terme et lorsque vient le temps de le démontrer, l’artiste n’hésite pas à dévoiler sa plus belle plume, en témoin le morceau éponyme Marcberg au terme duquel le rappeur nous gratifie d’un dernier couplet inoubliable aux allures de freestyle qui semble avoir été enregistré par téléphone et dans lequel on assiste à l’un des rares moments de pur braggadocio de l’album:
[…] You see me you see the cultureIn 3D, I’m the opposite of mediocre
As for wifey this thing is over
As soon as I meet me a Oprah I’m a need a chauffeur
The Louis loafer on the sofa
I keep a toolie in the holster like Sosa […]
De 2010 à 2019, Roc Marciano a sorti huits albums solo et cinq EPs au total. On notera entre autres les collaborations avec les rappeurs/producteurs Oh No et The Alchemist (Gangrene) qui a conduit à la formation du groupe Greneberg et l’album KAOS entièrement produit par le légendaire Dj Muggs. L’album Reloaded, successeur de Marcberg jouit d’une réputation aussi mythique que ce dernier, considéré par beaucoup comme étant le projet le plus accompli du rappeur qui aura dominé la dernière décennie et dont l’influence et l’impact ne peuvent être remis en cause.