th1rt3en – A Magnificient Day for an Exorcism

S’approcher le plus près possible du message qui est divulgué est l’objectif de l’étude à travers quelques morceaux de ce projet, très pesant autant dans sa mélodie que dans son écriture, et dans l’image artistique qui en ressort de façon générale. En dépit des passages aux caractères directs, relayés ici et là comme pour alléger l’écoute de sa lourdeur, le sentiment global ressenti au terme de l’album peut se comparer à un voyage mélodique suffisamment long, parsemé de moments notables à différents endroits et qui se distinguent les uns des autres en raison de leurs natures.


th1rt3en est le projet ambitieux du rappeur Pharoahe Monch, du batteur Daru Jones et du guitariste Marcus Machado. Ces deux derniers sont des figures respectées dans l’industrie de la musique. Daru Jones s’est fait connaître pour ses nombreuses collaborations (on le retrouvera notamment sur la scène lyonnaise aux côtés de Black Milk) en plus d’avoir servi de batteur pour un certain Jack White; Marcus Machado, de son côté figure parmi les guitaristes les plus demandés présentement. D’où la question de l’intégrité du genre que revêt A Magnificient Day For An Exorcism. Sommes-nous dans un univers plutôt rock ou plutôt hip hop ? Un mélange des deux ? La réponse, à défaut d’entreprendre une longue et inutile explication de la sonorité nécessaire à une classification au sein de tel ou tel genre trouvera une simplicité dans sa platitude : cela n’a pas d’importance. D’une certaine manière, le hip hop a toujours su franchir toute barrière limitant le croisement des genres, et on est loin de la génétique. De Run-D.M.C. à Public Enemy, en passant par Ice-T, l’hybridation du rap et du rock est vieille comme le monde. De ce fait, il serait déplacé d’accorder à la futilité d’un tel débat davantage de mots.

La qualité de l’écriture fera l’objet, d’autres parts et sans l’ombre d’une hésitation, d’une attention particulière plus que nécessaire. Avec prudence et par souci de respect envers l’avant-garde, on peut affirmer que le rappeur Pharoahe Monch est l’un des plus grands innovateurs des techniques d’écriture qui existent dans le rap. Partant des bases fondées par les figures mythiques entre autres de Rakim, Kool G Rap, Big Daddy Kane, le rappeur, moitié du groupe des années 1990 Organized Konfusion repoussent constamment les limites de l’art du « emceeing ». La longévité de Pharoahe Monch est une preuve de la transcendance du style développé par le rappeur, nonobstant sa complexité. La versatilité du flow est peut-être le point autour duquel il serait le plus facile d’identifier tous les éléments. Celui-ci peut exister sous ses formes rapide, ralentie, spacieuse, découpée, bégayée, à double temps et on en passe. Rien de surprenant pour un artiste qui utilise sa voix et sa diction comme éléments inséparables de la mélodie et, par là même, exploitables de tous leurs potentiels. L’emploi de rimes multi-syllabiques est un autre trait caractéristique du rappeur. A cela viennent s’ajouter les rimes internes, les jeux de mots, l’étirement exagéré de syllabes, les coupures intentionnelles de mots, les assonances, les changements d’intonation etc. Un petit exemple pour illustrer un propos qui mérite un article à proprement parler. En 2014, Pharoahe Monch son quatrième album solo, PTSD, sur lequel figure le morceau Time2. Il récite ces quelques vers dans le premier couplet :

The streets paved in gold often fade
When the paint they use to pave the streets is henna
And greener is the grass on the other side
Except for when that other side is geno, or sewer


L’utilisation des mots « other side » (l’autre côté, l’autre face) montre une dualité représentée, d’une part et de manière littérale, par cet autre monde pauvre et dégoutant (d’où le mot « sewer », les égouts). D’autres part, cette fois de manière plus abstraite, l’autre monde dont il est fait mention est celui qui concerne et la santé mentale et l’épuration ethnique: le mots « suicide » et « genocide » peuvent se décomposer en « sewer-side » et « geno-side » et garder la même prononciation. On notera également les allitérations en « p », « s » et « g », l’étirement des syllabes pa-ved, go-ld, fa-de, u-se, pave comme pour créer une coupure avec la cadence utilisée dans la mesure précédente.


Comme on peut le voir, la magie des mots s’établit à plusieurs niveaux, si bien qu’il est très rare de pouvoir déceler tous les artifices employés par un artiste comme Pharoahe Monch. Loin de là d’ailleurs, car la tâche est moins une analyse minutieuse de la technique qu’une étude d’un album dans sa globalité. A Magnificent Day for an Exorcism comprend des instruments joués en live, des thèmes qui donnent une certaine identité au groupe, des morceaux engagés, introspectifs, violents, des références ésotériques, de l’émotion pure. On est bien en présence de Pharoahe Monch, membre du groupe th1rt3en et non pas du groupe th1rt3en en collaboration avec Pharoahe Monch. L’objectif étant d’apprécier l’album en tant que tout à défaut d’une composition de caractères individuels.
Mais avant, un petit retour en arrière est nécessaire pour comprendre les origines du nom du groupe. En 1994 sortait le grand classique Stress : The Extinction Agenda, du groupe déjà cité plus haut Organized Konfusion, formé par les rappeurs Prince Poetry (Prince Po) et Pharoahe Monch. En quatrième position de l’album Stress : oui vous l’avez déviné, le morceau Thirteen ! Le rappeur y crachera l’une de ses plus virulentes performances au micro sur une production inoubliable signée Buckwild (D.I.T.C.). Il expliquera plus tard avoir contracté l’asthme à l’âge de treize mois, en plus d’une prédilection envers le nombre qui l’aura suivi pendant toute sa vie.


Lactose intolerant at birth, never fazed

by the race to chase the American dream in a maze

cult 45

A Magnificent Day for an Exorcism commence par le morceau Cult 45. La mélodie assistée par le producteur Nottz est d’emblée sinistre et menaçante, avec une petite sequence répétée en boucle additionnée de passages, au début et en fin de chanson, qui semblent tout droit sortis d’un film d’horreur dans lequel est pratiquée une séance d’exorcisme. La mélodie reste sur un tempo constant pour sa majeur partie, comme si elle prenait son temps avant d’annoncer un mauvais présage, au rythme des vers tranchants du rappeur. Puis elle décide dans un bref coup d’élan de se soulever de façon épique, moment ponctué par la présence de guitare qui monte d’un cran; puis on assiste à un retour à la normale. L’exorcisme dont il est question trouve déjà sa logique dans le demon emprisonnant cette mélodie à l’affut de la moindre opportunité pour s’émanciper. Pharoahe Monch ouvre les hostilités avec une description crue des procédés employés pour entretenir la démagogie politique qui prospère en ces temps actuels et qui se transmet à travers les générations:

Chop the head off of false idols, topple the statues, set them ablaze
T. Donald make Ronald Reagan turn in his grave
Season discrimination, sprinkle a little sage
Add a dash of hatred, eat it and get on stage
Chase it down with some poverty, add a splash of the murder rate
Regurgitate it and spit out rage

Pharoahe Monch est un des maitres de la chanson à concept. L’idée étant d’approcher un thème sous un angle qui n’a jamais été essayé, et d’en faire l’objet de la chanson dans on entièreté. Un exemple très simple est le morceau Stray Bullet, de l’album Stress: The Extinction Agenda déjà cité plus haut. Aidé par son compagnon de groupe Prince Po, le rappeur offrira une narration présentée du point de vue d’une balle perdue. Les morceaux When The Gun Draws et Damage suivront cette même logique pour former l’une des plus belles trilogies conceptuelles qui existent dans le rap. En parlant de trilogie, impossible de ne pas citer le morceau en trois actes Trilogy de l’album Desire sur lequel le rappeur raconte de manière détaillée une histoire impliquant extorsion, vengeance, meurtres. Et que dire du morceau Rape de l’album Internal Affairs dans lequel le rappeur est jugé durant un procès pour la multitude de crimes sexuels commis contre… la musique! Ce qui nous amène au morceau Triskaidekaphobia (phobie du nombre 13), histoire narrée du point de vue du nombre 13, entité à part entière de retour ici en tant que criminel, sur une production tout aussi lugubre que celle du morceau précédent.

On passe d’un concept à un autre sans même avoir le temps de digérer la quantité d’informations absorbées. Cette fois, c’est le thème des fusillades en milieu scolaire qui est abordé sous la perspective d’un individu qui décide de passer à l’acte après avoir été victime de violences, moqueries et intimidation de la part de ses camarades de classe. Il s’agit d’un sujet qui ronge les Etats-Unis plus que tout autre pays, et qui a logiquement été traité plus d’une fois d’un point de vue musical. Malgré tout, l’exécution qui est faite ici diffère de celle d’autres artistes qui se sont essayés à cette approche par le passé. D’une part, le rappeur délivre avec brio un flow sur lequel très peu de ses contemporains peuvent rivaliser. La rapidité avec laquelle celui-ci est exécuté crée un effet pressant qui vient s’ajouter à l’histoire elle-même. Le plan doit être réalisé dans l’urgence, il n’ y a pas de temps à perdre. Les procédés employés par le protagoniste pour arriver à ses fins sont d’une violence extreme comme on peut le voir sur ces vers du morceau The Magician:

From the beginning I'ma hit 'em up in the cinemas
Then I'ma pin 'em up against the wall before sendin' 'em
Back to their makers and endin' 'em

Le moment de génie de l’album (à mon humble avis) réside en la chanson 666 (Three Six Word Stories) qui reprend l’idée introduite par le célèbre auteur Ernest Hemingway concernant la possibilité d’écrire une histoire entière en utilisant seulement six mots. Le fameux « For sale, Baby shoes, Never worn. » est à jamais resté dans la postérité. Le morceau emprunte un sample à la chanson Hand of Doom du groupe Black Sabbath. Pharoahe Monch se ballade sur une mélodie inquiétante avec des vers qui s’alignent les uns sur les autres pour former un fil de pensée infini, chacun relatant une histoire inédite remplie de références obscures, cryptiques ou, au contraire, parfois populaires. Les deux premiers vers qui amorcent la chanson donnent un aperçu du concept évoqué précédemment:

Eureka, Franklin, D. Roosevelt, Frank, Lynn
Collins, Ferguson, Rick, James, Brown, Ferguson

Quelques lignes simples qui expriment beaucoup plus qu’il n’en parait. « Eureka, Franklin » fait référence à l’idée de découverte (Benjamin Franklin) alors que l’ambiguité de la prononciation du mot « Eureka » fait penser à « Aretha » (Aretha Franklin). « Rick, James, Brown » fait appel aux artistes Rick James et James Brown, ainsi qu’à Mike Brown (individu tué dans la ville de Ferguson pour des raisons raciales). Lynn Collins et Colin Ferguson sont des acteurs, le dernier étant connu pour avoir joué dans la série Eureka. Bref, on peut facilement s’y perdre dans ce labyrinthe d’idées qui renvoient à d’autres, encore mieux représentées ici:

Slut, whore, fuck it, I voted for Trump
Pump shotgun, bomb, fire, everybody Run-
DMC, Whodini with the treacherous
Three-stripe Adidas, fat gold chain necklace
Master of the guillotine, put their heads on a chopping block
Lucifer, killing machine, executioner

Le morceau Scarecrow est un récit, parmi tant d’autres sur ce projet, qui aborde le thème du business de la drogue. On y retrouve le rappeur dont les intentions, cette fois, se manifestent à travers l’envie de s’enrichir dans le commerce du crack et de la cocaine avec l’aide d’une partenaire de choix. Le refrain entonné par le rappeur lui-même reste l’un des plus entrainants de l’album. Refrain qui utilise l’expression Yellow Brick Broad empruntée au Magicien d’Oz (« Dorothy told me she’s celibate » affirme-t-il au début du premier couplet) et crée un double sens pour faire référence aux briques jaunes de cocaine.


So if sleep is the cousin of death, then

Naturally naps are the nephews of narcolepsy

Amnesia

Lorsque l’album atteint son point le plus accessible musicalement parlant, il demeure toujours un certain message accompagnateur en parallèle. En témoin le morceau Fight qui, malgré sa mélodie légèrement up tempo, témoigne de l’état affligeant des violences policières subies par les personnes de couleurs. On retrouve le vétéran B-Real qui vient apporter sa petite contribution sur le refrain.
Sur le morceau Racist, Pharoahe Monch adopte le point de vue d’un individu rongé par la colère et la haine raciale. Il s’agit de l’un des morceaux les plus violents de l’album. Contrairement à d’autres chansons au thème similaire, la conclusion ici ne présente aucun fondement à caractère morale. On est pleinement immergé dans le cerveau d’une personne raciste, qui supporte tout mouvement politique aux tendances anti-immigration et xénophobes. La quantité d’obsénité proférées à l’encontre de diverses communautés religieuses et ethniques sont d’une brutalité sans équivoque. Le morceau est ponctué par un acte terroriste destiné à « purger » les masses indésirables qui habitent le pays. Sur une myriade d’obsénités, on comptera ces quelques vers qui représentent une ironie assumée par le personnage dont il est question:

Use Obamacare to get my brain operated on
Defame the same bill, I maim the population until it's gone

A Magnificient Day for an Exorcism est un album qui appelle à exorciser la société d’une politique corrompue et de la haine incessante qui l’habite. C’est un tour de force pour ce groupe qui promet de nous régaler dans les années à venir.

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